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François Lazaro, Des hurlements s’élevaient des objets immobiles
Auteure : Julie Postel, docteure en Arts du spectacle (laboratoire Textes et Cultures, Université d’Artois) et secrétaire scientifique de la chaire ICiMa au Pôle International de la Marionnette (Charleville-Mézières).
Dossier réalisé en écho à la publication du numéro 61 de Manip (THEMAA, janvier-février 2020).
« Il me semble, en fait, que les premiers gestes de manipulation sont ceux que je vais essayer très prochainement de mettre en jeu, à savoir le partage et la procession. L’animation, ce serait prendre quelque chose, le porter et le montrer. J'espère que je ne me trompe pas. »
- François Lazaro, à propos de l’Oresteja
François Lazaro, directeur artistique du Clastic Théâtre, organisait à la fin de l’année 2019 un cycle d’événements pour clôturer les 50 ans d’activité de sa compagnie. L’occasion de revenir sur le geste « clastique » d’un créateur, pédagogue, penseur et militant, dont les conceptions influencent aujourd’hui de nombreux·ses jeunes artistes. Cette « Mémoire vive » revient en particulier sur Des hurlements montaient le long des saules pleureurs, une œuvre qui marque une étape radicale dans la « ruine » de l’objet-marionnette, telle que l’a cherchée et transmise François Lazaro.
François Lazaro, Des hurlements s’élevaient des objets immobiles
Auteure : Julie Postel, docteure en Arts du spectacle (laboratoire Textes et Cultures, Université d’Artois) et secrétaire scientifique de la chaire ICiMa au Pôle International de la Marionnette (Charleville-Mézières).
Dossier réalisé en écho à la publication du numéro 61 de Manip (THEMAA, janvier-février 2020).
« Il me semble, en fait, que les premiers gestes de manipulation sont ceux que je vais essayer très prochainement de mettre en jeu, à savoir le partage et la procession. L’animation, ce serait prendre quelque chose, le porter et le montrer. J'espère que je ne me trompe pas. »
- François Lazaro, à propos de l’Oresteja
François Lazaro, directeur artistique du Clastic Théâtre, organisait à la fin de l’année 2019 un cycle d’événements pour clôturer les 50 ans d’activité de sa compagnie. L’occasion de revenir sur le geste « clastique » d’un créateur, pédagogue, penseur et militant, dont les conceptions influencent aujourd’hui de nombreux·ses jeunes artistes. Cette « Mémoire vive » revient en particulier sur Des hurlements montaient le long des saules pleureurs, une œuvre qui marque une étape radicale dans la « ruine » de l’objet-marionnette, telle que l’a cherchée et transmise François Lazaro.
Une rencontre entre l’art brut et un espace en crise
(France), 1999 © Clastic Théâtre
Laisser la parole aux objets, faire entendre une parole étouffée. C’est à partir de ces hypothèses de recherche que travaille François Lazaro. Il met pleinement à l’œuvre ce principe de mise à l’écoute de la matière lorsqu’il crée, en 2013, Des hurlements montaient le long des saules pleureurs. Le processus de création de cette œuvre détermine l’hybridité de sa forme et met en œuvre un langage marionnettique, étranger à la manipulation d’objets.
Avant les Hurlements, François Lazaro, particulièrement sensible à l’art brut avait collaboré sur plusieurs spectacles avec Francis Marshall, qui se qualifie lui-même d’artiste « hors les normes ». Le sculpteur avait créé les pantins articulés d’Entre chien et loup (1994) et du Rêve de votre vie (1999). Avec les Hurlements, François Lazaro souhaite non plus travailler avec ses objets créés spécifiquement pour la scène mais rendre hommage à l’ensemble de son œuvre, sculpturale, plastique et littéraire.
Cette création est par ailleurs l’aboutissement d’un travail commencé avec les Mémoires du cavalier invisible (2006), pour lesquelles les deux artistes avaient travaillé dans plusieurs villes du bassin minier d'Ostrevent, à partir de témoignages d'ancien·ne·s mineurs et ouvrier·e·s des chemins de fer. Après une première création en 2012 à Clichy, ils ont l’occasion de poursuivre ce travail lorsque le Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes leur propose une résidence d’un an avec les habitant·e·s de Nouzonville, une commune ardennaise économiquement sinistrée. Cette ville de la vallée de la Meuse, dont l'économie fondée au siècle dernier sur le travail du fer s’est effondrée, est aujourd'hui profondément touchée par la crise de la désindustrialisation. Les Hurlements émanent donc d’une triple rencontre entre une histoire locale, un univers plastique « hors les normes » et une écriture dramaturgique marionnettique. Le mutisme des pantins de Marshall, ces « bourrages » faits de collants usés, emplis de crin végétal, de vieux vêtements et de mousse à matelas, y entretient un dialogue sourd avec les voix étouffées des prolétaires ardennais·e·s.
Animation immobile
"Jusqu'en 2011, je poursuivais cette idée qu'on anime en faisant bouger, en manipulant, en créant l'illusion de la présence par le déplacement, l'arrêt, le regard, etc. A partir des "Hurlements", j'ai changé d'orientation. [...] Je remplace la notion de manipulation par l'idée de côtoiement sur le plateau de l'inerte et du vivant. On les met en regard et il se passe quelque chose. Il suffit que je le regarde comme ça, que je l'écoute, pour que du point de vue du spectateur, il y ait une présence, pour que quelque chose se passe." (1)
On cherchera en vain des noms pour ce dispositif singulier, inventé comme un rituel d’écoute collective de la matière en ruines : « déambulation théâtralisée », « exposition théâtralisée », « traversée théâtrale de la matière », « parcours exposition », « parcours théâtral et musical pour objets, sculptures, pantins bourrés et comédiens » .
À l’heure de la représentation, les spectateur.trice.s sont accueilli·e·s devant un des bâtiments de l’usine. Un personnage de magasinier y lit des lettres de réclamations fictives de Marshall. Ce temps préparatoire, à l’extérieur, à la tombée de la nuit, constitue un sas avant l’entrée dans le premier hangar. Le parcours du public se dessine ensuite d’un espace à l’autre de la forge, guidé par les injonctions des interprètes. Les spectateur·trice·s découvrent des tableaux, des pantins, des écriteaux et architectures miniatures installés dans cet espace immense. À la rencontre de chaque saynète, une halte est faite pour permettre au groupe de lire, de contempler les œuvres ou d’assister à la performance des interprètes qui viennent animer l’installation plastique.
Or l’animation de ces œuvres sculpturales et picturales est produite par de tout autres moyens que la manipulation des objets. Les interprètes s’installent dans, sur, sous, une des sculptures, ou ne font même que l’éclairer. Il·elle·s profèrent des textes à la première personne. On associe alors librement ces voix aux corps-objets visibles ou à des spectres invisibles qui hanteraient l’espace de l’usine. Si les corps-rebuts des pantins avachis ne sont jamais réellement mis en mouvement, ce sont les gestes à l’entour, y compris ceux des spectateur·trice·s, qui animent leur immobilité. Alors que l’on pourrait voir une impressionnante presse en activité, seul un artifice lumineux produit en fait l’impression d’une matière incandescente tandis qu’une musique percussive corrobore l’effet d’un mouvement de la machine. Le déplacement manuel des lumières et la musique, improvisée en direct par la chanteuse Isabelle Duthoit et le musicien percussionniste Jacques Di Donato à partir des éléments présents dans la forge, favorisent la projection sur la matière immobile d’une forme de présence. Une présence qui fonctionne comme une aura pour les objets auxquels le public prête un regard renouvelé, extra-ordinaire.
François Lazaro dépasse donc le principe du « parler pour » qu’il avait déployé dans ces précédentes créations. Il s’inspire ici davantage d’une relation totémique aux objets. Il développe une forme d'animation explicitement artificielle, illusoire, mais non illusionniste : l’artifice est bien visible, c’est le cadre rituel qui permet son efficacité. Le metteur en scène revendique en cela une forme d’archaïsme dans l’animation des objets, un archaïsme qui rend central dans la dramaturgie le fait d’être assemblé·e·s dans un lieu, face à des objets, pour y projeter ensemble des histoires et y écouter des voix sans corps.
À la croisée de l’installation et du spectacle, François Lazaro met les spectateur·trice·s à l’écoute de la vie enclose dans les pantins de Marshall et de celle qui sourd des murs de l’usine.
1. Extrait de l'interview de François Lazaro par Julie Postel pour sa thèse (cf rubrique "Pour aller plus loin")
Un "dé-corps" qui parle d'une absence à venir
© Clastic Théâtre
Que signifie un tel rituel en de tels lieux et que produit une telle artificialisation du mouvement des objets ?
Les « hurlements » du titre renvoient à des cris étouffés, produits par des corps presque-déjà disparus : ceux d’une population subissant de plein fouet la crise économique. L’animation immobile témoigne de l’état de suspens entre l’effective présence ouvrière dans l’usine et la vision d’une disparition imminente. La mise en théâtre de l’exposition des sculptures fonctionne sur le mode de la rature : elle laisse voir ce qui est déjà en cours de disparition. Elle met en mouvement, pour un court instant, ce qui est déjà immobile. L’absence de squelette des pantins, dont la bouche peinte s’efface, dit l’impossibilité de leur mouvement, attachés qu’ils sont sur leur chaise, lacérés par de multiples ficelles. L’animation de ces totems vient créer le temps du spectacle un soupçon de vie illusoire. Celui-ci, marqué du sceau de l’artifice, fonctionne comme une alerte : il rend sensibles des figures de « disparaissant·e·s ».
L’usine elle-même est mise en scène comme une survivante en sursis. On la visite à la tombée de la nuit à l’heure où aucun ouvrier n’y travaille et quand les machines sont à l’arrêt. La main du·de la manipulateur·trice disparaît du procédé d’animation comme la main ouvrière a disparu de ces lieux.
Les Hurlements bouleversent la conception de l’animation marionnettique car il s’y déploie des figures sans corps fixes, figures errant entre objets abandonnés. C’est le regard des spectateur·trice·s assemblé·e·s qui peuple cet espace hanté et qui invente le soubresaut éphémère de la matière. C’est dans le côtoiement clastique des corps en ruines et des immenses machines de métal, que s’entend alors, par friction, le hurlement d’un « S.O.S. », ce « premier mot de l’alphabet clastique » (2) inventé par Lazaro et Lemahieu.
(2) François LAZARO et Daniel LEMAHIEU, « Manifeste du théâtre clastique », 1996
Pour aller plus loin...
Documents à consulter :
Autour de la compagnie Clastic Théâtre et de François Lazaro
• Lire l'entretien inédit de François Lazaro par Julie Postel, dans le volume 2 de sa thèse Présences de la marionnette contemporaine : figure, figuration, défiguration, Valenciennes : Université Polytechnique Hauts-de-France, 2019. Disponible en ligne : consulter.
• Voir des extraits du spectacle Le Horla sur INA - En scènes : consulter.
• Lire l'étude réalisée par L. Bodson sur l'ampleur du travail du Clastic dans la profession : consulter.
• Voir aussi le dossier documentaire du Pôle International de la Marionnette sur le Clastic Théâtre, consultable sur demande au Centre de Documentation et des Collections.
Autres
• Mattéoli Jean-Luc, L’Objet pauvre : mémoire et quotidien sur les scènes contemporaines françaises, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011
Clin d’œil à l’international : Nick Steur
Nick Steur est un plasticien et performeur néerlandais. Il travaille principalement avec des matériaux bruts (pierre, sable eau) et développe dans ses performances, proches du rituel, une forme de présence dramatique qui fait écho au fonctionnement totémique des objets de Marshall dans les Hurlements du Clastic. Dans Freeze ! (2012), l’artiste empile des pierres dans un équilibre précaire et virtuose. L’extrême concentration des spectateur·trice·s y tient à la seule immobilité éphémère de la sculpture, en tension entre deux mouvements : son élévation et son effondrement. A l’instar des colossos – ces sculptures mortuaires antiques qui pouvaient être de simples pierres dressées –, ces performances travaillent le temps à partir de la matière immobile. Le geste de dresser une sculpture en direct joue sur la précarité d’une apparition tendue vers son irrémédiable retour au matériau informe.