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Emilie Valantin, la marionnette comme "outil de résistance"
Auteure : Evelyne Lecucq, auteure, journaliste, commissaire d'expositions
Dossier réalisé en écho à la publication du numéro 59 de Manip (THEMAA, juillet-septembre 2019).
«L’art de la marionnette est un luxe. Il conjugue des compétences hautement spécialisées en sculpture, moulage, peinture, costume, chapellerie, perruquerie, ferronnerie, etc.»
Que ce soit dans les hautes sphères de la programmation officielle du Festival d’Avignon, de la Comédie-Française, d’opéras tels que ceux de Lyon, Bordeaux, Reims, ou sur des scènes plus excentrées, devant un public hétérogène, Émilie Valantin est l’ambassadrice d’une marionnette insolente, qui cache sa causticité derrière la préciosité de l’apparence. Depuis les débuts de sa carrière en 1975, Émilie Valantin n’a eu de cesse de convoquer l’exigence à toutes les étapes de ses créations ainsi que dans ses interrogations ou ses propositions sur la fonction des arts de la marionnette dans la société contemporaine.
*"outil de résistance" : expression employée par Emilie Valantin dans l'entretien qu'elle a accordé à l'INA en 2011.
Emilie Valantin, la marionnette comme "outil de résistance"
Auteure : Evelyne Lecucq, auteure, journaliste, commissaire d'expositions
Dossier réalisé en écho à la publication du numéro 59 de Manip (THEMAA, juillet-septembre 2019).
«L’art de la marionnette est un luxe. Il conjugue des compétences hautement spécialisées en sculpture, moulage, peinture, costume, chapellerie, perruquerie, ferronnerie, etc.»
Que ce soit dans les hautes sphères de la programmation officielle du Festival d’Avignon, de la Comédie-Française, d’opéras tels que ceux de Lyon, Bordeaux, Reims, ou sur des scènes plus excentrées, devant un public hétérogène, Émilie Valantin est l’ambassadrice d’une marionnette insolente, qui cache sa causticité derrière la préciosité de l’apparence. Depuis les débuts de sa carrière en 1975, Émilie Valantin n’a eu de cesse de convoquer l’exigence à toutes les étapes de ses créations ainsi que dans ses interrogations ou ses propositions sur la fonction des arts de la marionnette dans la société contemporaine.
*"outil de résistance" : expression employée par Emilie Valantin dans l'entretien qu'elle a accordé à l'INA en 2011.
Le réel de la langue et de la matière
Valantin (France) © Théâtre du Fust - Émilie Valantin
Pour cette artiste soucieuse d’échapper aux influences temporaires ou opportunistes, le choix d’un texte approprié aux libertés existentielles de la marionnette (qui n’a ni psychologie, ni crainte de la mort, ni besoin de tenir compte de la pesanteur), mais aussi à ses contraintes techniques, est déterminant. Elle a contribué à la découverte française du corrosif poète russe Daniil Harms, en étant l’une des premières à mettre en scène ses écrits dans une subtile scénographie à deux niveaux superposés. C’était en 1994, Harms venait juste d’être traduit, et le titre du spectacle, J’ai gêné et je gênerai, pourrait se lire sans peine comme la devise d’Émilie Valantin. L’esprit est bien le même lorsque deux ans plus tôt, dans La Disparition de Pline, son adaptation du Réel et son double du philosophe Clément Rosset, elle fustige la fuite du réel chez les grands penseurs et leur refuge dans les bras d’une illusion à géométrie variable.
La volonté de se confronter au réel de la matière, de l’espace scénique, de la langue, est omniprésente chez cette fille d’artisan ébéniste lyonnais, attentive en parallèle à l’économie générale du geste et de la voix du marionnettiste. Le temps passé à l’atelier avec une équipe de constructeurs, en amont et pendant les tournées de chaque création, est immense, ce qui l’amène à déclarer que l’art de la marionnette est un luxe. Il conjugue des compétences hautement spécialisées en sculpture, moulage, peinture, costume, chapellerie, perruquerie, ferronnerie, etc., selon les nécessités. Un art qui peut aiguiser l’esprit en se moquant avec malice de toutes les formes de pouvoir et qui met à l’honneur, par la qualité de son savoir-faire, la main qui fabrique, la main qui joue. Émilie Valantin cherche et invente sans cesse des techniques d’animation, des subtilités d’articulation ou d’expressions des personnages. Ses marionnettes de glace capables de bouger pendant une heure avant de fondre devant les spectateurs d’Un Cid, en 1996, sont restées célèbres et ont fait récemment des émules. Par exemple, les marionnettistes françaises Élise Vigneron et Hélène Barreau pour le Théâtre de l’Entrouvert, et la Bulgare Milena Milanova.
Eviter toute colonisation esthétique
Fust - Emilie Valantin (France) © Théâtre du Fust - Emilie
Valantin, photographie : Nicolas Valantin
Quelle que soit leur technique, reprises ou créées pour l’occasion, les marionnettes de la compagnie Émilie Valantin sont toujours figuratives pour que les personnages soient facilement reconnus du public dans un contexte plus ou moins ouvertement railleur, mais elles échappent systématiquement au réalisme et à la familiarité grâce à une disproportion ou à une déformation quelconque. De longs séjours dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, avec l’observation attentive de leurs arts, ont donné à Émilie Valantin le goût « d’aller à l’essentiel ». Les personnages des Castelets en jardins par exemple (créés en 1995, toujours au répertoire de la compagnie) sont d’étranges créatures à tête d’œuf, aux yeux cernés, accompagnés de diables rouges, de squelettes et de belles dames à tête de mort. Ce sont des marionnettes à gaine, technique épurée mais exigeante pour laquelle Émilie Valantin garde une prédilection. Composé de séquences, le spectacle fait entendre les écritures de différentes époques, de La Fontaine à Paul Fournel en passant par Tabarin et Duranty, dans l’espace abstrait d’un univers à la joyeuse cruauté.
Pour Émilie Valantin, le marionnettiste est avant tout un acteur. L’un des membres de longue date de la compagnie, Jean Sclavis, en est devenu l’emblème. Ses talents d’interprète, de chanteur et de montreur (lui ne construit pas) sont à l’origine de plusieurs solos mis en scène par la marionnettiste. L’un d’eux se fonde sur Les Fourberies de Scapin que Jean Sclavis se propose de jouer, en 2006, pour l’autodérision et la solitude sociale que le texte de Molière implique chez un personnage au comportement particulièrement manipulateur. Le spectacle a reçu une nomination aux Molière. Il tourne encore.
Les manipulations d'un fourbe
2013 © Photographie : Jean-Louis Fernandez
La pièce, évaluée à 2 h 30, est réduite à 1 h 15 pour préserver l’énergie de l’acteur seul en scène tout comme l’écoute attentive d’un public de tous âges, en salle ou en plein air. Quelques répliques de Scapin, prélevées dans la scène 2 du premier acte, viennent ajouter un prologue, et certaines phrases de Hyacinte ont été adaptées pour être chantées dans le style récitatif de Lully ou de ses contemporains. À ces exceptions près, les mots et l’histoire de la pièce sont préservés.
Les huit marionnettes sont disproportionnées dans le rapport buste-jambe, dans les longueurs de bras ou les traits du visage. Leurs faces sont ébauchées, tels les croquis préparatoires des portraits du XVIIe siècle, tendant à la caricature pour certains (Léandre et Octave), à l’imagerie de l’époque pour d’autres (Argante, Hyacinte, Sylvestre). La sculpture – dans du polystyrène extrudé avec du papier blanc en surface – a autorisé des ressemblances marquées et comiques entre pères et enfants. Leur mécanisme n’est pas apparent. Un système de crosse à gâchette et une armature articulée dans la mousse permettent à l’unique interprète de leur donner d’une seule main les expressions de la tête et du corps. Parfois, de son autre main libre, il anime légèrement les bras et les doigts des personnages.
Sur la scène en bois évoquant un quai du port de Naples, trois pontons donnent accès par le lointain à la cour et au jardin du plateau principal de cinq mètres sur quatre. Des balanciers sur pivot munis de contrepoids (les leviers de déchargement du quai) vont permettre à l’acteur de manutentionner les grossiers sacs de jute d’où il fait naître les marionnettes et où il les remise momentanément dans le hors-jeu, mais aussi de supporter celles-ci lorsqu’il les met en action, notamment dans les scènes à plus de deux personnages. Chaque marionnette pèse entre six et neuf kilos... Ce système de suspension confère aux partenaires de Scapin à la fois le caractère irréel de personnages flottants et la légère vibration qui aide les spectateurs à leur prêter des émotions.
Le traitement des costumes relie de façon originale le siècle de Molière et l’époque contemporaine. Contrairement à l’habitude de présenter les protagonistes du théâtre classique dans des étoffes riches et colorées, le tissu « denim », le blue-jean, a été choisi pour rappeler le droguet, drap de modeste qualité, du monde du travail d’autrefois. La pièce se déroule dans un milieu de petits bourgeois avares et de valets. L’usure et la décoloration parent de symboles les redingotes réalisées dans les règles de l’art, à l’imitation de celles de XVIIe siècle, par la formation costume du lycée Diderot de Lyon, avec l’aide de trois jeunes costumières diplômées. Ce Scapin, maître des marionnettes, roi du théâtre et de la manipulation, est un fourbe, comme le soulignent les lettres écrites sur le dos de la chemise de l’acteur. Et chaque détail de la mise en scène d’Émilie Valantin, chaque option dans l’interprétation de Jean Sclavis pose la même question métaphysique : comment réfléchir le monde sans fourberie ? (1)
En janvier 2014, la journaliste Armelle Héliot a remis le prix Plaisir du Théâtre - Marcel-Nahmias à Émilie Valantin pour l’ensemble de son œuvre.
1. Ce passage sur Les Fourberies de Scapin est tiré de la notice écrite à propos du spectacle par Evelyne Lecucq sur le PAM.
Pour aller plus loin...
Autour d'Emilie Valantin / des Fourberies de Scapin :
• Voir le dossier documentaire du Pôle International de la Marionnette consacré à la compagnie Emilie Valantin, consultable sur demande au Centre de Documentation et des Collections.
• Voir des extraits des Fourberies de Scapin par la compagnie Emilie Valantin.
A l'international : Le Marionetteatern
Leeson - Marionetteatern, 1988
Auteure : Lise Guiot
Créé en 1958, le Marionetteatern du germano-suédois Michaël Meschke s’est voué à de véritables expérimentations dramaturgiques au rayonnement remarqué sur les scènes françaises : dépassant les limites du castelet et diversifiant les techniques de manipulation, il a rendu visible le manipulateur, se plaisant à une hybridation artistique entre manipulation, acteur, musique, arts plastiques... Marionnettiste de sensibilité et de formation, Michaël Meschke s’est revendiqué avant tout comme homme de théâtre et metteur en scène. Formé aux arts du mime dans les ateliers d’Étienne Decroux, il a puisé dans ces techniques du geste et déplacé ses interrogations vers la marionnette (comme celle de Baptiste, 1952). Il réinterprète ainsi le « potentiel extraordinaire » de la marionnette capable d’interpréter avec authenticité les pensées et les émotions par le mouvement « pur ». Selon lui, le mime moderne, le mimodrame ainsi que la marionnette expriment une « pensée matérialisée ». Avec Ubu roi, Antigone, Don Quichotte par exemple, Michaël Meschke expérimente ces nouvelles modalités dramaturgiques, rappelant la forte inspiration du bunraku, matériau de choix pour la constitution de sa « Grammaire du mouvement ».