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"Catalogue de Voyage" : du statut de l'acteur et de l'objet
spectacle © Affiche : Michel Bouvet / Photographie :
Francis Laharrague
La première représentation de Catalogue de voyage (CDV) a eu lieu en 1981 après que Le petit théâtre de cuisine a fait événement lors du festival de Charleville en 1979. Dans cette pièce, un homme revisite les souvenirs de son enfance, organisés en courtes saynètes (l’alpiniste, le camionneur, les lieux touristiques...) ; ce spectacle est celui dans lequel Christian Carrignon a le plus puisé pour présenter ce qu’était à ses yeux le théâtre d’objet et il s’y trouve en effet, à l’état pur, certaines caractéristiques propres à cette forme théâtrale.
Le statut du comédien
Examinons d’abord le statut du comédien, dans la mesure où il s’écarte du régime marionnettique, qu’on pourrait (trop schématiquement, évidemment) résumer à l’effacement du manipulateur, condition sine qua non de l’illusion : en grossissant le trait, on peut en effet avancer que la marionnette « vit » d’autant plus que le marionnettiste s’efface, l’une captant la lumière tandis que l’autre se tient dans l’ombre.
Or la mise en jeu, dans CDV, affecte autant le comédien que l’objet et tous deux partagent la même scène éclairée. Vêtu de ce qui peut sembler une tenue quotidienne, l’acteur est là en tant que lui-même (4), il apparaît et participe activement, ne se cache pas spécialement, au contraire, le choix de la couleur rouge (polo, lacets, bonnet) le signalant amplement. L’acteur mis en jeu déploie même une énergie considérable alors que l’objet (par exemple le petit chalet) demeure immobile.
On pourrait avancer qu’il n’y a pas de fabrique d’une illusion au sens étroit du terme, l’acteur ne fait rien de technique. De fait, aucune manipulation de type marionnettique visant à « donner la vie » n’intervient. Il s’agit d’une manière, paradoxale, de « manipulation immobile » que, par exemple, le Théâtrenciel de Roland Shön a pu pratiquer aussi, et qu’il explique dans son ouvrage Les Oiseaux architectes. L’objet n’est donc pas « manipulé » mais possède une physique propre, rétive à l’illusion. Ainsi, dans CDV, un alpiniste s’anime au gré des mouvements de l’acteur-partenaire-mais-aussi-montagne qui le hisse jusqu’à lui : or c’est une figurine de plastique moulé, dépourvue d’articulations, dont le « jeu » est pour cette raison extrêmement limité – des oscillations dues au mouvement que le comédien imprime aux cordes bleue et rouge et dans lesquelles le spectateur peut lire la maladresse puis l’affolement d’un grimpeur amateur. Si le comédien est tout autant la montagne à gravir que l’alpiniste chevronné qui assure son camarade inexpérimenté, c’est qu’il se produit un partage de l’incarnation et un « jeu » au terme duquel il n’est pas sûr que l’objet demeure un simple accessoire. Jacques Templeraud précise avec un humour très « Manarf » (nom de sa compagnie) : « Règle n°1 : l’objet peut bouger tout seul mais le comédien peut l’aider un petit peu. Règle n°2 : le comédien peut jouer tout seul, mais l’objet peut l’aider un petit peu. » Cette entraide crée en quelque sorte une façon d’égalité entre partenaires. Le comédien est donc bien présent mais sa manipulation est rudimentaire et ne crée l’illusion qu’en l’exhibant : l’objet est peu manipulé.
Le statut de l'objet
Si nous nous penchons maintenant sur le statut de l’objet, nous découvrons que, bien loin de constituer un objet esthétique fabriqué pour le spectacle et destiné à ravir les sens et l’imagination, l’objet de CDV est un objet récupéré. La figurine dont nous parlions plus haut est le personnage « Action Joe »™ acheté dans le commerce : ni rareté ni valeur, a fortiori aucune charge artistique. C’est de cette sorte d’objet « pauvre », anonyme et invisible à force d’être reproduit, dépourvu de valeur marchande ou muséale, que le théâtre d’objet a fait son ordinaire. Dans CDV, la séquence de l’alpiniste met en scène des objets analogues : câbles et pinces de batterie automobile font office de cordes d’alpinisme, une scintillante couverture de survie représente la glace et la neige. Métaphores si l’on veut mais la poésie ne réside pas à cet endroit : les mouvements désordonnés de la figurine ne procurant qu’une illusion imparfaite, ce qui est donné à voir est donc moins de l’ordre d’une illusion magique que le spectacle de la fabrication de cette illusion par des moyens rudimentaires, comparables à ceux que les enfants déploient pour animer, outre leurs jouets, tout ce qui les entoure. À cette approche déconstructionniste s’ajoute une dimension mémorielle qui est loin d’être négligeable, constitue peut-être l’essentiel de ce théâtre apparu dans les années 1970, moment que les historiens Pierre Nora ou Antoine Prost s’accordent à nommer « basculement mémoriel ».
L’objet récupéré aurait dû disparaître (de peu de prix, il est aisément remplaçable) or il est là : il est donc un survivant, voire un revenant. L’objet pauvre est avant tout un « objet qui revient », comme ces châssis de fenêtre que certains jardiniers disposent dans leur jardin pour y faire croître leurs salades. Lévi-Strauss, dans La Pensée sauvage, analysant ce qui sépare le bricoleur de l’ingénieur, remarque que celui-ci dresse des plans et des listes de matériaux neufs, quand celui-là improvise à partir de ce qu’il a récupéré dans son atelier - odds & ends disent les Anglais et rappelle l’anthropologue. Ce théâtre bricolatoire, « de bouts de ficelles », assemble un petit camion trouvé dans le sable, une vieille (et solide) valise, une pelle achetée aux surplus de l’armée américaine, une ancienne lunette touristique, bref des objets courants et qui, rappelant à une partie du public des morceaux de (sa) vie, alimentent un courant de sympathie, tour à tour amusé ou ému, qui parcourt la représentation. L’objet pauvre est celui qui permet à la fois la distance réflexive propre au théâtre (son imitation est toujours approximative) et l’investissement mémoriel (il est un revenant).
4. Dans Mémoire de mammouth (1998), Christian Carrignon se nomme Christian Carrignon.
"Catalogue de Voyage" : du statut de l'acteur et de l'objet
spectacle © Affiche : Michel Bouvet / Photographie :
Francis Laharrague
La première représentation de Catalogue de voyage (CDV) a eu lieu en 1981 après que Le petit théâtre de cuisine a fait événement lors du festival de Charleville en 1979. Dans cette pièce, un homme revisite les souvenirs de son enfance, organisés en courtes saynètes (l’alpiniste, le camionneur, les lieux touristiques...) ; ce spectacle est celui dans lequel Christian Carrignon a le plus puisé pour présenter ce qu’était à ses yeux le théâtre d’objet et il s’y trouve en effet, à l’état pur, certaines caractéristiques propres à cette forme théâtrale.
Le statut du comédien
Examinons d’abord le statut du comédien, dans la mesure où il s’écarte du régime marionnettique, qu’on pourrait (trop schématiquement, évidemment) résumer à l’effacement du manipulateur, condition sine qua non de l’illusion : en grossissant le trait, on peut en effet avancer que la marionnette « vit » d’autant plus que le marionnettiste s’efface, l’une captant la lumière tandis que l’autre se tient dans l’ombre.
Or la mise en jeu, dans CDV, affecte autant le comédien que l’objet et tous deux partagent la même scène éclairée. Vêtu de ce qui peut sembler une tenue quotidienne, l’acteur est là en tant que lui-même (4), il apparaît et participe activement, ne se cache pas spécialement, au contraire, le choix de la couleur rouge (polo, lacets, bonnet) le signalant amplement. L’acteur mis en jeu déploie même une énergie considérable alors que l’objet (par exemple le petit chalet) demeure immobile.
On pourrait avancer qu’il n’y a pas de fabrique d’une illusion au sens étroit du terme, l’acteur ne fait rien de technique. De fait, aucune manipulation de type marionnettique visant à « donner la vie » n’intervient. Il s’agit d’une manière, paradoxale, de « manipulation immobile » que, par exemple, le Théâtrenciel de Roland Shön a pu pratiquer aussi, et qu’il explique dans son ouvrage Les Oiseaux architectes. L’objet n’est donc pas « manipulé » mais possède une physique propre, rétive à l’illusion. Ainsi, dans CDV, un alpiniste s’anime au gré des mouvements de l’acteur-partenaire-mais-aussi-montagne qui le hisse jusqu’à lui : or c’est une figurine de plastique moulé, dépourvue d’articulations, dont le « jeu » est pour cette raison extrêmement limité – des oscillations dues au mouvement que le comédien imprime aux cordes bleue et rouge et dans lesquelles le spectateur peut lire la maladresse puis l’affolement d’un grimpeur amateur. Si le comédien est tout autant la montagne à gravir que l’alpiniste chevronné qui assure son camarade inexpérimenté, c’est qu’il se produit un partage de l’incarnation et un « jeu » au terme duquel il n’est pas sûr que l’objet demeure un simple accessoire. Jacques Templeraud précise avec un humour très « Manarf » (nom de sa compagnie) : « Règle n°1 : l’objet peut bouger tout seul mais le comédien peut l’aider un petit peu. Règle n°2 : le comédien peut jouer tout seul, mais l’objet peut l’aider un petit peu. » Cette entraide crée en quelque sorte une façon d’égalité entre partenaires. Le comédien est donc bien présent mais sa manipulation est rudimentaire et ne crée l’illusion qu’en l’exhibant : l’objet est peu manipulé.
Le statut de l'objet
Si nous nous penchons maintenant sur le statut de l’objet, nous découvrons que, bien loin de constituer un objet esthétique fabriqué pour le spectacle et destiné à ravir les sens et l’imagination, l’objet de CDV est un objet récupéré. La figurine dont nous parlions plus haut est le personnage « Action Joe »™ acheté dans le commerce : ni rareté ni valeur, a fortiori aucune charge artistique. C’est de cette sorte d’objet « pauvre », anonyme et invisible à force d’être reproduit, dépourvu de valeur marchande ou muséale, que le théâtre d’objet a fait son ordinaire. Dans CDV, la séquence de l’alpiniste met en scène des objets analogues : câbles et pinces de batterie automobile font office de cordes d’alpinisme, une scintillante couverture de survie représente la glace et la neige. Métaphores si l’on veut mais la poésie ne réside pas à cet endroit : les mouvements désordonnés de la figurine ne procurant qu’une illusion imparfaite, ce qui est donné à voir est donc moins de l’ordre d’une illusion magique que le spectacle de la fabrication de cette illusion par des moyens rudimentaires, comparables à ceux que les enfants déploient pour animer, outre leurs jouets, tout ce qui les entoure. À cette approche déconstructionniste s’ajoute une dimension mémorielle qui est loin d’être négligeable, constitue peut-être l’essentiel de ce théâtre apparu dans les années 1970, moment que les historiens Pierre Nora ou Antoine Prost s’accordent à nommer « basculement mémoriel ».
L’objet récupéré aurait dû disparaître (de peu de prix, il est aisément remplaçable) or il est là : il est donc un survivant, voire un revenant. L’objet pauvre est avant tout un « objet qui revient », comme ces châssis de fenêtre que certains jardiniers disposent dans leur jardin pour y faire croître leurs salades. Lévi-Strauss, dans La Pensée sauvage, analysant ce qui sépare le bricoleur de l’ingénieur, remarque que celui-ci dresse des plans et des listes de matériaux neufs, quand celui-là improvise à partir de ce qu’il a récupéré dans son atelier - odds & ends disent les Anglais et rappelle l’anthropologue. Ce théâtre bricolatoire, « de bouts de ficelles », assemble un petit camion trouvé dans le sable, une vieille (et solide) valise, une pelle achetée aux surplus de l’armée américaine, une ancienne lunette touristique, bref des objets courants et qui, rappelant à une partie du public des morceaux de (sa) vie, alimentent un courant de sympathie, tour à tour amusé ou ému, qui parcourt la représentation. L’objet pauvre est celui qui permet à la fois la distance réflexive propre au théâtre (son imitation est toujours approximative) et l’investissement mémoriel (il est un revenant).
4. Dans Mémoire de mammouth (1998), Christian Carrignon se nomme Christian Carrignon.