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Compagnie Houdart-Heuclin, voix et corps de la marionnette
Auteure : Lise Guiot, docteure en arts du spectacle, laboratoire RIRRA 21, Université Paul Valéry-Montpellier III
Dossier réalisé en écho à la publication du numéro 54 de Manip (THEMAA, avril-juin 2018).
Elève d’hommes de théâtre ‒ dont J. Lecoq et M. Jacquemont ‒, qui le forment au mime, au masque et à la commedia dell’arte, Dominique Houdart montre très vite une sensibilité aux revendications et à l’effervescence artistique de l’univers marionnettique. En 1968, il assiste à une représentation du Bunraku d’Ôsaka à l’Odéon. Le Bunraku est le nom donné au XXe siècle au Japon au théâtre ningyô-jôruri : récitatif et shamisen (luth à 3 cordes) sont sublimés par la manipulation de marionnettes. Il répètera à souhait que « tout son travail ultérieur va être dans le droit fil de ce choc initial, la modernité nourrie par la tradition »(1). Cet article se penche sur le spectacle Le Combat de Tancrède et Clorinde.
1. Joëlle, KWASCHIN, "La parole qui agit" dans La Revue Nouvelle : présentation du spectacle La Parole qui agit de la compagnie Houdart-Heuclin, 1992, p. 9
Compagnie Houdart-Heuclin, voix et corps de la marionnette
Auteure : Lise Guiot, docteure en arts du spectacle, laboratoire RIRRA 21, Université Paul Valéry-Montpellier III
Dossier réalisé en écho à la publication du numéro 54 de Manip (THEMAA, avril-juin 2018).
Elève d’hommes de théâtre ‒ dont J. Lecoq et M. Jacquemont ‒, qui le forment au mime, au masque et à la commedia dell’arte, Dominique Houdart montre très vite une sensibilité aux revendications et à l’effervescence artistique de l’univers marionnettique. En 1968, il assiste à une représentation du Bunraku d’Ôsaka à l’Odéon. Le Bunraku est le nom donné au XXe siècle au Japon au théâtre ningyô-jôruri : récitatif et shamisen (luth à 3 cordes) sont sublimés par la manipulation de marionnettes. Il répètera à souhait que « tout son travail ultérieur va être dans le droit fil de ce choc initial, la modernité nourrie par la tradition »(1). Cet article se penche sur le spectacle Le Combat de Tancrède et Clorinde.
1. Joëlle, KWASCHIN, "La parole qui agit" dans La Revue Nouvelle : présentation du spectacle La Parole qui agit de la compagnie Houdart-Heuclin, 1992, p. 9
Récitant, instrumentistes et marionnettistes en symbiose
Dominique Houdart - Jeanne Heuclin (France), 1984
© Compagnie Houdart-Heuclin, photographie : Brigitte
Pougeoise
Monté en 1984, Le Combat de Tancrède et Clorinde (2) est une cantate de Monteverdi sur le texte du Tasse adapté par Gérard Lépinois, interprétée en italien par Jeanne Heuclin et accompagnée d’un clavecin et d’un violon. Elle marque un sommet dans l’histoire de la compagnie Houdart-Heuclin, moment où la relation entre la voix, le texte, le matériau et la musique atteint, selon les avis des critiques, un état de grâce. (3)
Pour la mise en scène du Combat de Tancrède et Clorinde, Dominique Houdart dit être parti de la voix (4). La présence du récitant-chanteur était doublement légitimée par la forme opératique sur laquelle travaillait la compagnie et par l’influence du bunraku. Ce medium d’adaptation entérine le décentrement de la voix qui ne se superpose plus de manière réaliste au corps de la marionnette mais ouvre la scène vers un espace spécifique dédié au récitatif et à la musique. La voix, la musique et les marionnettes sont donc conçues comme des disciplines parfaitement autonomes mais fonctionnant en interdépendance.
La récitante Jeanne Heuclin et les instrumentistes racontent le duel, pendant la Première Croisade (1095-99), entre le chrétien Tancrède et celle qu’il aime, la princesse musulmane Clorinde. Cette dernière vêtue d’une armure, le visage entièrement caché sous un heaume, se bat contre Tancrède qui ignore l’identité de son adversaire. Clorinde, blessée, se découvre. Un torrent de soie rouge déborde de son armure. Le combat s’achève par « l’image poétique et dépouillée de l’âme de Clorinde morte et baptisée par Tancrède, montant au ciel par le biais d’une feuille de la partition élevée par la chanteuse dans le premier rayon du soleil levant » (5).
Les mouvements de l’archet se superposaient à ceux des épées et Dominique Houdart se rappelle à quel point la relation entre la voix de Jeanne Heuclin et le geste de la marionnette avait fasciné le public notamment lors de leur tournée au Japon.
2. Claudio MONTEVERDI, Le Combat de Tancrède et Clorinde, livret de Torquato Tasso, adaptation de Gérard Lépinois, mise en scène de Dominique Houdart, 1984
3. Lise GUIOT, Le bunraku et ses nouveaux visages sur la scène française contemporaine, thèse de doctorat, Université Paul Valéry-Montpellier III, 2016, p. 543-560
4. Dominique HOUDART, entretiens croisés avec Jeanne Heuclin et l’auteur, Paris, janvier 2013
5. Olivier BRUNEL, « Monteverdi à la japonaise », Témoignage chrétien, 18 mars 1985
La puissance du geste : utilisation de la technique de l’otome-bunraku
Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières
Pour préparer la création, la compagnie Houdart-Heuclin et son collaborateur Alain Roussel se plongent trois mois durant dans la création de deux marionnettes de 70 centimètres : Tancrède et Clorinde. Deux marionnettes de type otome–bunraku*, deux manipulateurs vêtus de noir et de bleu au visage découvert. Dans cette technique japonaise, le manipulateur est attaché au sens strict à la marionnette : le moindre mouvement de tête, du bras ou de jambe engendre un mouvement du corps accolé. Tout tremblement lui est transmis. Les deux marionnettes se mêlent dans un double corps à corps : entre les deux protagonistes Tancrède et Clorinde, entre chaque marionnette et son manipulateur. La gestuelle des quatre figures invente une chorégraphie à la fois belliqueuse et érotique (6) : « danse d’amour jusqu’à la mort des deux combattants » (7) ou « ballet fantomatique » (8).
Le marionnettiste insiste sur le fait qu’il n’avait, à cette époque, jamais manipulé de façon aussi précise, aussi engageante pour le corps entier. Il se rappelle le quasi-dédoublement de personnalité qu’avait impliqué pour lui le jeu de manipulation : un engagement total, physique, moral et affectif.
* Otome-bunraku : Dans les années 1930, un marionnettiste de bunraku, nommé Kiritake Monzô V, a adapté la construction de la marionnette sanninzukai, (manipulation à trois manipulateurs) utilisée notamment au Théâtre du Bunraku afin qu’elle puisse être manipulée par un seul marionnettiste. Ce nouveau style de manipulation a été repris avec succès par des marionnettistes femmes. Cette technique est baptisée « Otome Bunraku ». Précisons qu’« Otome » signifie littéralement « femme » en japonais. Le corps de la marionnette est posé sur une structure fixée au corps de la marionnettiste. Cette structure, qui fonctionne comme la colonne vertébrale de la marionnette, s’insère au système ajusté au corps de la marionnettiste. La partie supérieure de la structure de la marionnette laisse un espace cylindrique dans lequel est glissé le cou de la poupée. La tête de la marionnette est manipulée grâce à l’utilisation d’un court cordon, qui a de petits crochets à chaque extrémité. Le cordon est fixé à l’arrière de la tête de la marionnettiste. La marionnette a les yeux mobiles. Derrière ses yeux, il y a des petits crochets reliés à l’arrière des oreilles par un fil. Observons que la tête de la marionnette est amovible. Les avant-bras de la marionnette sont attachés aux épaules de celle-ci avec des fils. Il y a un mécanisme de contrôle sur l’avant-bras de la marionnette qui permet d’actionner les doigts de la marionnette. Les bras et les mains de la marionnette sont manipulés de l’intérieur des manches du costume. Quant à la manipulation des pieds de la marionnette, la marionnettiste a un système de sangles attachées au niveau des genoux. Les pieds de la marionnette sont comme crochetés aux genoux de la marionnettiste, avec un système en forme de L. La marionnettiste utilise donc ses genoux pour bouger les pieds de la marionnette. Michiko Ueno-Herr, Lise Guiot (trad.), extrait du programme du spectacle Pont de Modori, lors de la tournée française, sept. 2015.
Un problème d’ombre portée
Dominique Houdart - Jeanne Heuclin (France)
© Compagnie Houdart-Heuclin, photographie : Brigitte
Pougeoise
Selon Dominique Houdart, Tancrède et Clorinde en otome–bunraku évoque « un problème d’ombre portée » (9) : interrogation double, esthétique et métaphysique. La marionnette comprise comme ombre portée ne serait par conséquent que la projection tridimensionnelle du marionnettiste sur la scène. A un premier niveau, l’ombre portée représentée accentue la notion de réalité, soit l’illusion de la profondeur, l’illusion du mouvement, l’illusion de la vie : cette hypothèse considère les marionnettistes comme seuls protagonistes du spectacle : ils sont donc les guerriers en lutte. Ici, particulièrement, la marionnette est en position de double par rapport au manipulateur. Ombre d’abord, elle devient nécessaire, au moment magique où elle se met à porter l’homme ; où, devenant portante, elle acquiert un degré supérieur de réalité, sans faire oublier son porteur ombré. (10)
Dans un second temps, l’ombre portée inverse le rapport de dépendance qu’elle entretient avec le réel, soit le manipulateur : elle ne dépend plus de lui, lui seul dépend d’elle. La marionnette apparaît : suprématie de l’image sur la vie, de la calligraphie sur la main du calligraphe. La victoire de la marionnette sur le marionnettiste montre métaphoriquement la victoire momentanée du paraître sur l’être. Dans sa mise en scène, Dominique Houdart est sensible à la dimension symbolique de l’ombre portée : elle met en débat dans un duel d’invaincus, la marionnette et son manipulateur, la lumière et l’ombre, le matériel et l’immatériel, la réalité et l’image.
L’apport du bunraku augmente la magie de la scène. Sous cette influence, tous ces facteurs conjugués, texte, musique, voix, marionnettes et manipulation, donnent au spectateur l’impression d’assister à « une cérémonie sacrée » (11) ou « cérémonie insolite » (12), « au récit tragique d’un combat d’amour ritualisé » (13).
9. Dominique HOUDART, Programme du spectacle Le Combat de Tancrède et Clorinde
11. M., D., « Le combat de Tancrède et Clorinde », La Croix L’Evénement, 2 avril 1985
12. Pierre FAVRE, « Cérémonie insolite à Valençay, Monteverdi marié à la marionnette », Nouvelle du Centre Orient, 10 août 1984
Vers une théorisation du théâtre de figure
Dominique Houdart - Jeanne Heuclin (France)
© Compagnie Houdart-Heuclin, photographie : Brigitte
Pougeoise
Dominique Houdart est un homme du verbe et Jeanne Heuclin, une femme de la voix. Elle chante, elle éructe, elle crie et revendique une théâtralité primitive ; il met en scène, il écrit, il théorise leur théâtre de figure. Engagés, Dominique Houdart et Jeanne Heuclin ont cherché, à travers chaque forme, une voie / voix pour le théâtre. En 1984, commentant Tancrède et Clorinde, Dominique Houdart et Gérard Lépinois expriment à nouveau leur fascination pour cet art dramatique extrême-oriental.
De toutes les formes de théâtralité, l’art du Bunraku est sans doute le plus élaboré, le plus complet, le plus porteur de signes. […] Le Bunraku est un véritable éclatement de l’art du comédien dans l’espace, dénonciation du « dit » et du « montré ». […] Ainsi apparaît un rapport métaphysique très étrange entre le manipulateur et l’être manipulé. C’est tout le destin de l’homme qui se joue avec ces merveilles de bois et de tissus. (14)
Dominique Houdart concède que « c’est un art tellement sophistiqué et élaboré qu’il permet d’aller au-delà du théâtre, d’en retrouver les sources » (15). La « source » de la théâtralité du bunraku est comprise par la compagnie comme l’exposition des signes qui constituent le théâtre.
14. Dominique HOUDART, « Le Bunraku », dans dossier du spectacle Le Combat de Tancrède et Clorinde, 1984
15. Evelyne LECUCQ, « Les marionnettes du bunraku, du Japon à leur utilisation en France », dans Mû, L’Autre Continent du théâtre, n°8, Paris, juin 1997. Consultable sur demande au Centre de Documentation et des Collections du Pôle International de la Marionnette et visible sur le PAM.
La référence au Bunraku japonais, vers une « légitimité » de la marionnette
Dominique Houdart - Jeanne Heuclin (France)
© Compagnie Houdart-Heuclin
Aux antipodes d’un théâtre commercial ou élitiste, la compagnie Houdart-Heuclin s’est mobilisée 50 ans sur les plateaux de théâtre ou dans les rues et à chaque heure de son histoire, elle a interrogé la place des arts de la marionnette dans l’institution culturelle et politique revendiquant la création dans le cadre esthétique et théorique d’un théâtre de figure.
Le parcours de cette compagnie illustre l’ascendant institutionnel et politique des deux références qu’ont été notamment à cette époque le Bread & Puppet et le Bunraku qui participeront à élargir le champ de la marionnette à la fois pour le grand public, les institutionnels et les marionnettistes eux-mêmes. Le regard occidental sur le bunraku a invité le marionnettiste-acteur à apparaître sur scène et le marionnettiste, scénographe et metteur en scène, à penser une dramaturgie complexifiée.
Le théâtre de marionnettes Ningyo Johruri Bunraku
Vidéo de présentation du Bunraku par l'UNESCO .
© UNESCO
Pour aller plus loin...
Autour de la compagnie Houdart-Heuclin / du Combat de Tancrède et Clorinde
• Dossier documentaire du Pôle International de la Marionnette sur la compagnie, consultable sur demande au Centre de Documentation et des Collections.
• Voir le dossier de la BnF concernant Dominique Houdart.
• Voir aussi le site de la compagnie.
• Le Combat de Tancrède et Clorinde, Théâtre National de Chaillot : édition bilingue, traduction de Danièle Sallenave, accompagnée de maquettes de Dominique Borg, consultable sur demande au Centre de Documentation et des Collections du Pôle International de la Marionnette.
• Il est possible de consulter les photographies du spectacle et des marionnettes du Combat de Tancrède et Clorinde contenues dans le fonds Dominique Houdart-Jeanne Heuclin de la BnF : en cliquant ici et ici.
• Dominique HOUDART, "Le Bunraku", dans le dossier du spectacle Le Combat de Tancrède et Clorinde, 1984
• Deux spectacles de la compagnie sont visibles sur le site de l'INA : La 3e Nuit de Padox et Un jour mémorable pour le savant Monsieur Wu
Autour du Bunraku
• la collection "Barbara Curtis Adachi Bunraku" de la Starr East Asian Library de l'Université de Columbia
À l’international : Le Bread and Puppet
Auteure : Marie-Aude Hemmerlé, docteur en Etudes Théâtrales
in Le Bread and Puppet Theater sur le site de l'INA.
New-York, début des années soixante, Peter Schumann, un Allemand d’une trentaine d’années, crée la troupe du Bread and Puppet Theater. En France, la troupe est découverte grâce au Festival de Nancy qui l’accueille dès 1968 avec deux spectacles, Fire et A Man says goodbye to his mother, puis en 1969, avec The Cry of the people for meat, une création collective.Théâtre politique, théâtre engagé, le Bread and Puppet possède un atelier dans le Lower East Side, l’un des quartiers les plus pauvres de New-York. […] Selon l’exigence de Peter Schuman, le théâtre est un élément aussi essentiel que le pain, et la troupe travaille ainsi dans une communauté, pour une communauté, avec une communauté. Le Bread and Puppet Theater ne se considère pas comme un théâtre de contestation, il veut raconter la réalité à l’aide de marionnettes. Dans cette perspective, il participe activement à la lutte contre la guerre du Viêt-Nam, en construisant de grandes marionnettes qui prennent part aux grands défilés pacifistes.
papier mâché © Pôle International de la Marionnette /
ESNAM, Bread & Puppet, photographie : Christophe Loiseau