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Réalités contemporaines
Aux côtés de formes héritées de diverses traditions et qui continuent de se renouveler, les spectacles de marionnettes redéfinissent aujourd’hui leurs frontières en mobilisant d’autres modes de jeu que la manipulation d’objets. Les techniques s’hybrident et les esthétiques se diversifient.
Les dispositifs spectaculaires se réinventent et avec eux l’expérience vécue par les publics… à tel point que face à tel ou tel spectacle, il n’est pas rare d’entendre des spectateurs perplexes se demander : “Mais où est la marionnette ?”
Nous vous proposons donc quelques repères pour vous orienter parmi les pratiques contemporaines.
Dossier réalisé par Julie Postel, mis à jour le 14/09/2020.
Réalités contemporaines
Aux côtés de formes héritées de diverses traditions et qui continuent de se renouveler, les spectacles de marionnettes redéfinissent aujourd’hui leurs frontières en mobilisant d’autres modes de jeu que la manipulation d’objets. Les techniques s’hybrident et les esthétiques se diversifient.
Les dispositifs spectaculaires se réinventent et avec eux l’expérience vécue par les publics… à tel point que face à tel ou tel spectacle, il n’est pas rare d’entendre des spectateurs perplexes se demander : “Mais où est la marionnette ?”
Nous vous proposons donc quelques repères pour vous orienter parmi les pratiques contemporaines.
Dossier réalisé par Julie Postel, mis à jour le 14/09/2020.
Sortie du castelet et manipulation à vue
Sortir de l'ombre du castelet
Au cours du XXe siècle, sous l’influence d’artistes occidentaux qui découvrent le bunraku et autres formes de marionnettes asiatiques où les animateurs sont souvent visibles, des marionnettistes européens choisissent de “sortir” du castelet. Ils ne se dissimulent plus nécessairement pour manipuler des objets. On dit qu’ils manipulent “à vue”.
Le fait que l’acteur-marionnettiste soit visible lui permet de jouer un rôle aux côtés des objets : dans un même spectacle, il peut ainsi alterner entre une attitude “neutre” de manipulateur (en retrait par rapport aux objets) et des interventions en tant qu’acteur (qui interprète un rôle et interagit avec les autres personnages).
Mettre tout le corps en jeu
Par ailleurs, les possibilités pour animer les objets se multiplient aussi. L’objet peut toujours être “manipulé” au sens étymologique, c’est-à-dire mis en mouvement par la main de l’acteur-marionnettiste, mais parfois la tête, le pied, le coude, le genou… ou tout le corps de l'acteur vont être impliqués dans la mise en mouvement des objets. Le geste d’animation est ainsi parfois proche d’une danse.
Visible (totalement ou partiellement), l’acteur-marionnettiste peut aussi se servir de certains de ses membres pour compléter le corps d’une marionnette : il peut lui prêter sa tête (dans le cas des humanettes ou kokoschkas), ses jambes (comme pour certaines marionnettes portées), ou encore ses mains. Un masque ou un objet fragmentaire fixé au corps de l’interprète - tel une “prothèse” - fait alors apparaître un corps fictif. Ce mélange de membres humains et non-humains permet de mettre en scène des corps impossibles, fantastiques, hors-normes. Certains artistes se saisissent de cette possibilité pour aborder des questions d’identité, comme celles du genre ou de l’âge. L'hybridation des corps permet aussi de parler de la folie, de la gémellité, du rapport à l’Autre, ou encore de donner à voir des personnages hantés par des êtres disparus.
Mettre la relation entre l'interprète et l'objet au coeur de l'action scénique
Par ailleurs, lorsque la manipulation se fait à vue, la relation entre le marionnettiste et l’objet peut devenir l’un des sujets du spectacle. Le jeu avec des corps humains et non-humains de tailles différentes peut permettre, par exemple, de mettre en scène le soin et l’attention au plus fragile que soi ou, à l’inverse, des jeux de pouvoir ou une relation de domination. L’interprétation du spectateur est influencée par le mode de contrôle des marionnettes. L’objet tenu, directement par la main de l’interprète ou attaché à des fils, peut nous parler d’aliénation et de désirs de libération. Une manipulation par le dessus ou le dessous peut donner à voir la relation à une forme de transcendance, alors que des rapports horizontaux entre l’humain et l’objet peut faire jouer une forme de complicité entre deux personnages. De façon générale, le fait que le geste de manipulation devienne visible et qu’il soit dramatisé ajoute souvent au sens du spectacle une réflexion sur la condition humaine.
Créer des scénographies vivantes
Enfin, la forme du castelet - et des scénographies en général - s’est diversifiée avec la sortie de l’ombre des manipulateurs. La fonction de castelet, qui cadre les regards et l’espace de jeu, s’est vue parfois assurée par un simple fil, une planche, un cadre. Les marionnettes et leurs animateurs peuvent désormais utiliser toute la scène, voire la salle. Les espaces de jeu se sont ouverts, fragmentés, démultipliés. Leur structure-même est parfois manipulée au cours du spectacle. Un castelet modulable resté célèbre est celui créé par Alain Recoing pour Manipulsations. Certains artistes développent aussi la technique du corps-castelet en utilisant leur propre corps comme espace de jeu pour la marionnette.
L'ensemble de ces pratiques, où se confrontent et se mêlent les corps des interprètes et les objets, et où l’espace lui-même s’anime, nous invite, en tant que spectateurs, à élargir notre conception de ce qu’est “la marionnette” aujourd’hui. Celle-ci n’est pas toujours un objet anthropomorphe (de forme humaine) ou zoomorphe (de forme animale) : on peut la percevoir dans la forme que dessinent ensemble les corps et les objets, ou dans la relation entre ces éléments du spectacle et l’espace, relation qui fait parfois surgir des présences sensibles mais sans corps palpables.
Rêver des corps abstraits, explorer la matière brute et la plasticité des ondes
Difficile, dans certains spectacles, de pointer avec certitude l’endroit où se trouve « la » marionnette… En effet, celle-ci ne se présente pas toujours sous la forme d’un objet et parfois même elle n’adopte pas de forme visible déterminée. Où est la marionnette, et y-a-t-il encore une marionnette dans les créations où l’on ne retrouve pas l’objet figuratif attendu, au visage humain ou animal ?
Dans de nombreuses formes spectaculaires et rituelles à travers l’histoire et à travers le monde, des forces non-humaines, des personnages imaginaires, sont matérialisés par un fragment de corps, de simples bâtons, des pierres, un nuage de fumée, ... qu’accompagne parfois une parole portée en scène par interprète-médiateur. Au début du XXe siècle, des artistes de théâtre s’intéressent à ce principe de stylisation. Influencés par le cubisme, ils choisissent de rompre avec l’idée de la marionnette comme “acteur miniature”. L’objet, les formes, les couleurs et les sons ont, selon eux, un langage propre capable de nous raconter d’autres choses en scène. On assiste depuis lors à une tendance à l’épuration des formes, à l’abstraction et à la fragmentation de l’objet-marionnette.
Stylisation et tension vers l'abstraction
Le Ballet triadique créé en 1922 par Oskar Schlemmer, est une étape emblématique de cette histoire. Les costumes des danseurs y estompent le dessin des corps humains et leur donnent des contours géométriques. Dans les années 1940-1950, Yves Joly, quant à lui, met en scène des formes très schématiques, découpées dans du papier ou du carton. Si ce choix a des raisons pratiques et économiques, il a d’importantes conséquences esthétiques : lorsque la forme de l’objet est à peine travaillée, les spectateurs voient clairement de quoi il est fait. Toutes les connotations et la symbolique de la matière intègrent alors le sens du drame. Montrer la marionnette comme un “objet”, une matière, est un vrai jeu pour les artistes : ils s’amusent à nous faire naviguer entre la perception d’un personnage et celle de l’objet que nous voyons réellement. Le choix du matériau, l’histoire de l’objet, leurs qualités physiques ajoutent alors du sens au spectacle.
Certains spectacles explorent certains autres pouvoirs propres à la matière, et que ne possède pas l’acteur de chair. Ils présentent, par exemple, une multitude de fragments indépendants qui vont être progressivement assemblés pour former un corps. Cette opération est d’ailleurs réversible et on peut assister au morcellement progressif d’un personnage, dont le corps se délite. On rencontre également des objets qui ne représentent qu’un fragment de corps - une main, un oeil, un pied… - qui s’animent devant nos yeux : nous sommes capables de donner sens à ces corps en germe ou en ruine. Un corps qui n’est pas “tout à fait” humain raconte toujours quelque chose de l’humain. Il nous parle de questions aussi profondes que la naissance, la construction identitaire, la création, l’inéluctable mortalité...
Un pas supplémentaire vers l’abstraction est franchi dans des spectacles où les objets manipulés ne présentent plus rien d’autre que leurs formes, leurs couleurs. Dans Tempo (1953) de Georges Lafaye, par exemple, les spectateurs sont confrontés à un spectacle cinétique : un ballet de formes qui cherchait surtout à rendre le spectateur sensible au rythme et au mouvement de leurs métamorphoses.
Théâtre de matières
Aujourd’hui, une approche artistique défait particulièrement l’idée de la marionnette comme objet figuratif : il s’agit du théâtre de matières, qui peut être considéré comme un genre à part entière au sein des arts de la marionnette. Pendant le spectacle, les interprètes vont sculpter, découper, plier, froisser, de l’argile, du papier, du tissu ou toute autre matière brute. Des formes, évanescentes et plus ou moins aléatoires, apparaissent alors en direct sous les yeux des spectateur·trice·s.
Une tendance de plus en plus présente au sein de ce théâtre des matières est la manipulation de matériaux fluides : souffles d’air, gaz ou encore eau dans tous ses états (liquide, vapeur, glace). S’approcher de tels matériaux permet aux artistes de se mettre dans une autre position que celle du contrôle et de la confrontation : impossible de donner une forme fixe à des flux de vapeurs ou à des objets qui fondent. L’humain peut ainsi être présenté en train de “perdre la main”, face à quelque chose qui lui échappe, soumis à des forces qui le dépassent. Il peut aussi jouer à être “dans” la matière, porté par elle, estompant les limites entre son corps et son environnement.
Manier les ondes
Enfin, dans certains spectacles, le son et la lumière sont eux aussi abordés comme des matières scéniques à sculpter et à animer. Le travail du son peut en effet emprunter une autre voie que celle du bruitage ou de la musique de scène, qui accompagnent habituellement des images. On peut parler d’approches marionnettiques du son dès lors qu’il s’agit vraiment de “manipuler” les ondes sonores, en les déformant de façon numérique, en les amplifiant, en les coupant, en les multipliant, en les superposant, en diversifiant les sources de diffusion… pour créer la sensation que des présences invisibles circulent dans l’espace.
De la même manière, la lumière peut faire l’objet d’un travail plastique et d’animation. Lorsqu’elle n’est pas utilisée avant tout pour souligner un visage ou éclairer une forme, elle peut elle aussi, par ses variations d’intensité, de couleurs et ses mouvements nous faire croire à des présences.
C’est grâce à cette multitude de procédés que quelque chose se passe sur scène, que les spectateurs assistent à un drame (au sens d’action théâtrale), alors qu’ils ne voient à à proprement parler aucun objet-marionnette. C’est dans la relation entre les éléments visibles et par la coopération entre l’artiste et les spectateurs qu’une “figure marionnettique” est créée.
Nouvelles écritures, nouvelles expériences pour les spectateurs
Les sciences cognitives l’ont montré : le cerveau humain interprète spontanément les formes qu’il regarde, il les complète et donne du sens à toutes les interactions et mouvements observés. Rendre les spectateurs actifs en les mettant face à des images et des corps incomplets est justement un principe fondamental des arts de la marionnette. Les créateurs contemporains stimulent à l’extrême cette faculté de projection imaginaire, en proposant non plus des drames avec marionnettes mais des “dispositifs marionnettiques”.
A quel type d’expérience peut-on s’attendre lorsque l’on se rend spectateurs de créations marionnettiques contemporaines ?
Jouer avec la capacité de projection du spectateur
Les artistes nous savent capables de percevoir une présence marionnettique dans les interstices et dans les relations entre les corps, les objets, les fluides, les sons, les lumières et les éléments scénographiques en mouvement. La connaissance, même intuitive, de nos processus neurologiques et cognitifs (ceux-là même sur lesquels se fondent les innovations technologiques dans le domaine de la reconnaissance faciale, par exemple !) leur permet de réduire parfois à l’extrême les balises qu’ils fournissent aux spectateurs pour s’orienter. Par exemple, certains marionnettistes vont jouer de notre faculté à projeter de la vie là où nous reconnaissons une simple respiration. Un mouvement cyclique de gonflement et de dégonflement d’un sac peut suffire à cela. A la limite, un léger tremblement de tissu ou un frisson parcourant une fourrure, nous feront projeter de la vie sur une matière inerte et informe. De même, nous serions capables d’imaginer une présence à partir de la simple avancée d’un nuage, d’autant plus si son rythme est perturbé par des événements : un éclair, une accélération du flux, un changement de lumière : nous sentons que quelque chose se passe. L’art du marionnettiste devient ainsi celui de “manipuler” nos projections intimes. Il va chercher à les stimuler et à les orienter à partir d’une multitude de signaux et de codes, pour que nous, spectateurs, construisions nous-mêmes des images... parfois invisibles !
Éclatement du récit et écritures par collage
De plus, certains spectacles nous plongent dans un univers, sans orienter notre chemin par le fil d’un récit. Plutôt que de mettre en scène des dialogues et des actions incarnées par des acteurs ou figurées par des objets animés, les écritures marionnettiques contemporaines s’orientent nettement depuis la fin du XXe siècle vers des dramaturgies plus éclatées, des “dispositifs” construits par collage et superposition de différents langages (visuel, musical, plastique). En articulant différents médiums suivant une logique parfois implicite, les artistes comptent sur l’imagination des spectateurs pour “reconstituer” un sens ou tout au moins pour se construire un cheminement sensible et cohérent dans le dispositif proposé.
Or cette sorte d’enquête à laquelle nous sommes invités implique de porter une attention aiguë au dispositif scénique, autrement dit à l’agencement de tous les éléments scéniques. Plus ou moins guidés à travers les résonances et les contrastes entre eux, les spectateurs sont invités à être pleinement présents et à l’écoute de toutes leurs sensations, afin de percevoir tous les indices du drame qui se joue. Le travail du spectateur de bunraku n’est pas bien différent lorsqu’il imagine et accepte que la voix du récitant soit celle du personnage dont il voit la marionnette sur scène.
De la marionnette au "dispositif marionnettique"
On peut donc reconnaître dans les écritures contemporaines une reprise de principes propres à l’animation marionnettique classique et une transposition ou une extension de ceux-ci à l’ensemble des éléments qui constituent le spectacle. La manipulation y est parfois transposée à des médiums comme le son et la lumière. La réflexion sur le vivant et l’inerte peut être portée par le seul langage chorégraphique du mouvement des interprètes. Les objets anthropomorphes peuvent être centraux mais laissés inertes. Les créations s’inscrivent donc de différentes façons dans une filiation technique ou sensible avec les arts de la marionnette. C’est pourquoi aussi certains choisissent de parler de “théâtre de marionnettistes” ou encore de “dispositif marionnettique” plus que de “théâtre de marionnettes”.
Ces explorations artistiques peuvent parfois s’avérer déroutantes, décevantes, voire éprouvantes, dans la mesure où elles expérimentent les limites du sensible, de l’expression et de la suggestion. Mais elles puisent aussi parfois dans cette zone limite la capacité de nous faire apparaître avec une force toute particulière nos drames invisibles et enfouis. Les figures sans visages qu’elles mettent en jeu sont celles de nos souvenirs, de nos rêves et de nos hantises. Autant d’images qui ont un caractère d’irréalité mais qui agissent réellement dans nos existences, autant d’images intimes dont les artistes nous montrent pourtant que nous les partageons avec d’autres.